Apprendre à décrire

La relation avec soi, clé pour se comprendre et pour évoluer, passe par un mode particulier de discours intérieur.

Pour Patrick Charaudeau, auteur de la Grammaire du sens et de l’expression, il existe quatre modes d’organisation du discours: les modes narratif, argumentatif, énonciatif et descriptif. Pour faire bref: le mode narratif est celui du récit, orienté vers le passé et l’action; le mode argumentatif vise à logifier et à convaincre; le mode énonciatif est celui utilisé pour interagir et influencer dans la conversation. Le mode descriptif, qui nous intéresse ici, est entièrement centré sur l’ici et maintenant, et n’a souvent d’autre but que le partage.

Nos modes de vie et de pensée aujourd’hui privilégient beaucoup les trois premiers modes d’expression. L’omniprésence de l’image fait que l’on montre; on ne décrit plus. Pourtant, en thérapie et pour la relation avec soi, c’est le dernier mode qui est le plus utile. C’est lui qui est révélateur du contact d’une personne avec la (sa) réalité. C’est lui qui permet d’évaluer le niveau de « conscience émotionnelle », la capacité à se représenter de manière consciente ses propres ressentis. Il suppose de savoir percevoir, discriminer, identifier, nommer, situer et qualifier.

La métaphore de la dégustation s’impose naturellement: le ressenti, de même que les sensations gustatives, n’a pas besoin du langage pour exister. Toutefois, le langage permet de le structurer et d’en affiner à la fois la perception, l’évaluation et l’expression. Autrement dit, l’intégration des ressentis dans la conscience sera en grande partie déterminée par le langage et spécifiquement par la capacité à décrire. Dans un cercle vertueux, plus une personne sera capable de décrire, plus son champ d’observation s’élargira, et plus elle augmentera ses perceptions et enrichira son discours, exactement comme pourrait le faire un gastronome ou un amateur de vin. Cette compétence peut donner une idée de ce qu’il faut parfois développer pour mieux « goûter » ses réactions et ses ressentis, et mieux les intégrer. Et si les mots manquent, retrouver les ressources de la métaphore, du « comme si ».

J’entends couramment des discours totalement centrés sur l’évaluation, le jugement, l’explication, le commentaire. Et, du point de vue temporel, sur le passé ou l’avenir plutôt que le présent. On essaie d’analyser avant même d’avoir observé. Or décrire oblige à accueillir, à traiter avec curiosité, à s’approcher, à résister à l’envie d’éviter ou d’ignorer. En thérapie, prendre le temps d’apprendre à décrire peut beaucoup faire avancer, 1) en redirigeant l’attention du client sur son fonctionnement profond, et 2) en produisant des informations beaucoup plus pertinentes pour le thérapeute.

Apprendre à décrire, c’est acquérir un vocabulaire, retrouver la souplesse et la créativité de la métaphore, être curieux, mobiliser tous ses sens, et vouloir rendre communicable. Cet apprentissage peut passer par: la lecture ou l’audition de textes descriptifs; des petits jeux de description; l’habitude de quelques instants quotidiens de présence à soi avec l’intention de les rendre partageables; se poser régulièrement des questions du genre « C’est comment? », « Ca fait quoi? », « Si on pouvait filmer, qu’est-ce qu’on verrait? ». C’est aussi entraîner d’autres compétences précieuses comme s’installer dans le présent, s’arrêter, suspendre le jugement, et focaliser son attention.